Retour à la normalité ou rebond créatif ?
La sortie progressive de la Covid nous amène diverses interrogations sur les nouveaux contours de nos villes et nous offre l’opportunité de repenser le concept de smart city, indissociable selon nous des dimensions sociale et durable. Il s’agit ni plus ni moins que de repenser la ville à un moment où sa texture, sa structure-même sont remises en question. A quoi la ville nouvelle, issue de la crise, pourra ressembler ? Les premiers enseignements nous indiquent l’émergence de deux axes structurants : la dimension inclusive et la nécessité de la durabilité.
La ville sociale et inclusive, mythe ou nécessité ?
Les populations les plus défavorisées sont en général les plus exposées aux maladies, aux pandémies et aux crises sanitaires. Ceci est mis en évidence, par exemple, par diverses cartographies de la pauvreté dans les pays en voie de développement comme dans nos villes. La Covid-19 n’échappe pas à ce constat dont il est temps de tirer les leçons en nous tournant, comme le proposent Ian Goldin et Robert Muggah, vers « un urbanisme plus avancé et plus inclusif » [1].
L'architecte italien Stefano Boeri, connu pour ses « forêts verticales », fusionne brillamment écologie et urbanisme dans une vision nouvelle de la ville. Il avertit que, si rien n’est fait, les contaminations perdureront. Inspiré par les nouveaux comportements issus de la crise du Corona, il propose ni plus ni moins un nouveau mode de vie et indique diverses pistes. La réalisation au sein de nos grandes agglomérations de micro-villes au quart d'heure, ou villes polycentriques où l’automobile serait bannie au profit d’une mobilité douce, de nouveaux espaces verts ou encore la réhabilitation des villages abandonnés ou en passe de l’être [2].
Pour se convaincre de l’intérêt de l’approche de Boeri, il faut se souvenir que l’homme a toujours apporté une réponse aux crises sanitaires. A titre d’exemple, les grandes épidémies en Occident ont connu une action urbanistique forte, comme lors de l'hygiénisme du XIXe siècle avec ses répercussions aussi bien au niveau individuel (relations sociales, lieux de travail) que spatial avec l’apparition des espaces publics et des premiers puits de lumière pour contrer ce qu'on appelait les miasmes [3]. Cette réponse s'est poursuivie dans les années 1920 avec le développement du design moderniste et son aversion des décors architecturaux sophistiqués aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur des édifices, identifiés comme niches à poussière et donc à microbes. Les surfaces propres et lisses de cette époque ont offert une forme de réponse aux épidémies [4].
La propagation de l'épidémie avec son chapelet de confinements a profondément impacté notre mobilité en réorganisant nos déplacements et en réduisant l'amplitude de nos mouvements. Nous avons été projetés dans une autre ville avec de nouvelles perceptions de l'urbanité. Le concept de Corona-maison est apparu [5] avec l’irruption d’un lieu aménagé pour le télétravail. Le bureau classique s'est externalisé, il est maintenant chez soi et connecté. Un mouvement inverse a également été constaté. Suite au développement du télétravail, la nécessité de se rendre au centre-ville et à ses bâtiments administratifs a faibli. Nous pressentons le crépuscule d’une époque, les grands bâtiments administratifs devenant des vaisseaux vides, de futures ruines architecturales. Economiquement, il est en effet profitable d'avoir ses employés à domicile et connectés. Ceci épargne aussi bien le loyer commercial que les voyages d'affaire qui se raréfient suite au recours aux conférences en ligne. L’hôtellerie traditionnelle et les aéroports qui se sont naguère développés grâce à une clientèle désormais en voie de raréfaction en font les frais. La densification des villes, grand projet du début de notre siècle, touche peut-être à sa fin. Signe éloquent, le prix des résidences proches des grandes agglomérations, notamment celles situées dans les zones accessibles de basse et moyenne montagne correctement connectées aux réseaux prend l’ascenseur.
L’essence-même de la ville telle que conçue au XXe siècle est remise en question. Les employés aux professions digitales à forte valeur ajoutée se sont déplacés vers des « remote towns » virtuels, suggérant l’éveil de villes de taille moyenne. Interviewé dans l'excellent numéro spécial de la revue T La Tribune intitulé Rêvons la ville, l’anthropologue Pascal Picq met en garde: « S'adapter ou disparaitre, la ville doit réaffirmer ce qu'elle a toujours été avant l'inflation des mégalopoles : un nœud des réseaux humains, sociaux, économiques et politiques, lieu de fusion à haute valeur anthropologique » [6]. Valérie Abrial, directrice de la revue, le traduit dans le même numéro à propos de l'émergence du nouveau modèle urbain : "C'est une ville plus verte, actrice de la lutte contre le réchauffement climatique, une ville pensée dans un audacieux dosage de territoires numériques desservis par des mobilités douces".
Le monde de l'entreprise est également en mutation. La crise sanitaire a accéléré la digitalisation. Les entreprises préalablement munies des outils numériques ont pu assurer la continuité de leurs activités, alors que d’autres ont dû s’équiper à marche forcée [7]. Le contrôle hiérarchique exercé par les cadres intermédiaires a peut-être vécu, la distance ayant permis une autre organisation du travail qui s'est révélée dans bien des cas plus efficace car basée sur la reconnaissance de la compétence personnelle. Une responsabilisation induite par une gestion individuelle du temps a ainsi conduit - mais est-ce un paradoxe ? - à une meilleure productivité au travail.
Un sondage [8] réalisé peu après le début de la pandémie révélait qu’en France 87 % des répondants ont estimé disposer d’un équipement numérique suffisant, mais 67 % seulement d’un environnement de travail adapté ; 77 % ont vu leurs activités redéfinies et 68 % leurs objectifs de travail, au moins partiellement. 78 % des répondants ont estimé avoir eu la possibilité d’adapter leurs horaires pour répondre à des contraintes personnelles. Ces éléments nous offrent une base de réflexion pour consolider une reconfiguration importante du monde du travail. Cette mutation implique aussi une probable reconception des espaces de coworking afin qu’ils ne soient perçus comme des lieux de possible contamination. Dix-huit mois plus tard, des stratégies hybrides sont développées et testées par les DRH, aboutissant à une redéfinition profonde des relations de travail, comme vient de le réaliser le Crédit Suisse qui offrira à ses 12'000 collaborateurs d’opérer en télétravail dès l'année prochaine. La banque prévoit un équilibrage à terme de 40% à domicile et 60% depuis leur bureau [9].
La crise actuelle nous offre ainsi l’opportunité d’une reconception radicale de nos villes et de nos modes de travail. La Smart-City peut être ainsi reconsidérée grâce à un processus collaboratif. Une ville nouvelle de taille moyenne, liée par des nœuds de connectivité sociaux et durables où la technologie est au service de l’humain, à des années-lumière de l’illusion transhumaniste. Un territoire numérique où il fera bon vivre. Elle sera le terreau de modèles d'affaire nouveaux, créateurs de valeur, dans tous les sens du terme.
La ville durable en devenir
La mise en œuvre d'une smart-city est un processus complexe et multidimensionnel. Pour réaliser la ville de demain, il ne suffit pas d’être technologiquement prêt. Un dialogue approfondi sur la question de la durabilité des infrastructures urbaines ou encore des aspirations citoyennes est nécessaire, qui doit inclure toutes les parties prenantes afin d’aboutir à une vision partagée, puis à une politique à conduire. Autrement dit, afin d’être maîtres, et non esclaves de l’innovation.
La digitalisation tous azimuts, phénomène récent dont les data-centres sont les emblèmes, est un facteur majeur de l’augmentation constante de la consommation d’énergie alors que les sources dites renouvelables se développent à un rythme insuffisant ou menacent de faiblir à moyen-long terme à cause des évolutions climatiques, à l’instar de l’hydro-électrique. Le trafic Internet mondial a bondi de près de 40% entre février et la mi-avril 2020 au plus fort des mesures de confinement, hissé par la croissance du streaming vidéo, de la vidéoconférence, des jeux en ligne, des réseaux sociaux [10] auquel nous ajouterons l’internet des objets. Il devrait atteindre 4,2 trillions de gigabytes en 2022 [11]. En mettant cette consommation en rapport avec les coûts énergétiques, on peut obtenir une idée de l’impact en sachant que la dernière estimation de l'intensité énergétique de l'ensemble des services de l'internet est évaluée à 0.052 KWh/GBytes [12]. Une tendance inquiétante qui pourrait ne pas pouvoir être compensée par l’efficacité accrue des data centers et des technologies de streaming.
En posant un regard critique sur les effets énergivores des composants de l'intelligence artificielle tel que le Machine Learning [13], nous nous aménageons des points de départ de politiques numériques responsables ayant pour objectif la réduction de l’empreinte carbone [14]. En analysant le cycle de vie des équipements et les modes d’utilisation de la technologie, en recherchant des alternatives à l'achat d'équipements neufs et en démantelant correctement les équipements en fin de vie, nous nous offrons la possibilité d’une gestion plus intelligente de nos ressources. Par l’enseignement et la didactique, nous pouvons insuffler des comportements plus responsables aux consommateurs du numérique que tous nous sommes, notamment en cadrant l'usage massif du streaming. Enfin, une réflexion sérieuse doit rapidement être entamée afin d’éviter les dérives énergivores entraînées par la consommation des serveurs de cryptomonnaies. La consommation annuelle d’énergie liée à l’emploi du seul bitcoin est estimée à près de 115 TWh, supérieure à celle d’un pays comme les Pays-Bas [15].
Ajoutons à ce constat les effets pervers de l'effet rebond. Ce phénomène, parfois appelé effet-LED, désigne le fait que malgré les performances accrues des appareils, moins un appareil consomme, plus il est utilisé. C’est donc dans la dimension collective de l'usage de la technologie que des changements sont à opérer pour atteindre, osons le mot, une certaine sobriété énergétique. Ce point doit être impérativement intégré dans les processus de mise en place du concept de ville intelligente.
La pandémie est arrivée avec son lot de surprises. Autre constat, le prix des métaux a pris l’ascenseur, dû à un usage accru des ingrédients incontournables de la « révolution verte », dont la voiture électrique est l’icône, ce qui impacte en premier lieu le portefeuille des plus modestes [16], sans compter les conditions d’extraction de ces mêmes métaux. La pandémie ayant boosté le solaire photovoltaïque selon Swissolar avec une croissance de plus de 30% [17], une meilleure et plus grande intégration des fournisseurs multi-fluides énergétiques au sein du modèle d'alimentation énergétique des smart-cities permettra d’augmenter leur durabilité.
L’enjeu consiste à éviter une saturation de technologies découplées des besoins fondamentaux de la collectivité et permettre un développement de la ville intelligente et durable. C'est ce que de nombreux élus de nos villes, perplexes devant le foisonnement d’objets technologiques de toutes sortes, ne cessent de clamer, à savoir remettre l'humain au centre des préoccupations avec la technologie qui convient, et non l’implémentation de technologies quoi qu’il advienne. La smart city ne doit pas être un slogan aboutissant à un emploi irraisonné d’objets connectés, mais une manière de développer une ville vraiment intelligente, durable, répondant aux aspirations citoyennes. Une manière d'atteindre cet objectif est de se contraindre à un projet de smart-city se calquant sur les 17 objectifs de développement durable (ODD) définis en 2015 par les Nations Unies et basés sur les défis sociétaux et environnementaux [18].
En conclusion, quelques propositions
La Covid a donné un coup d’accélérateur à la réflexion sur le développement de nos villes. Une série de changements est en cours, que nous le voulions ou non, tels qu’une évolution des rapports professionnels induite par le télétravail, allant entre autres vers une reconnaissance des compétences, une délégation accrue des responsabilités, un meilleur partage des connaissances ou encore des évolutions dans nos moyens de nous déplacer ou de consommer. De nouveaux modèles d'affaires sont proposés ou encore à inventer. Une fenêtre nouvelle nous est ouverte pour repenser nos villes, sachons en profiter !
En conclusion, nous osons ici une liste non exhaustive d’idées-force qui pourraient aboutir à une définition nouvelle du concept de smart city:
a) Elle partira des villes petites et moyennes en offrant une nouvelle approche du territoire numérique
b) Elle sera plus inclusive, solidaire et responsable
c) Plus coopérative, elle permettra un dialogue entre tous les acteurs de la ville
d) Elle appréhendera les nouveaux flux et répartitions démographiques, en conciliant circuit court, proximité virtuelle et distance géographique.
e) Elle sera entièrement durable et partie intégrante de la transition énergétique globale
f) Elle développera des projets éducatifs afin de susciter des vocations dans la nouvelle économie liée à la transition énergétique et écologique
g) Elle intégrera les éléments cités ci-dessus dans un nouveau modèle générateur de valeur
Références
[1] Opinion : Reconfigurer nos villes post-Covid https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-reconfigurer-nos-villes-post-covid-1238843
[2] Vers une « nouvelle ère » post-Covid-19 pour l'urbanisme https://www.futura-sciences.com/maison/actualites/urbanisme-vers-nouvelle-ere-post-covid-19-urbanisme-80895/
[3] Geneviève Heller , 1979, " Propre en ordre " Habitation et vie domestique 1850-1930: l'exemple Vaudois, Editions d'En bas
[4] À quoi ressemblera le style architectural post-pandémie? http://www.slate.fr/story/189957/architecture-covid-19-pandemie-histoire-sanatoriums-modernisme-hygiene-ville-urbanisme
[5] La CoronaMaison, esquisse collective du bien-être à domicile http://www.slate.fr/story/189375/coronamaison-dessins-confinement-piece-ideale-confort-bien-etre-logement
[6] Rêvons la ville, No 3, T la revue de la Tribune, février 2021.
[7] Redéfinir l'entreprise post-Covid : un enjeu de taille pour les DRH en 2021 https://www.journaldunet.com/management/ressources-humaines/1496921-redefinir-l-entreprise-post-covid-un-enjeu-de-taille-pour-les-drh-en-2021/
[8] Télétravail en confinement : les résultats complets de notre consultation. Publié le 12/06/2020 https://www.anact.fr/teletravail-en-confinement-les-premiers-chiffres-cles
[10] Sandvine (2020). The Global Internet Phenomena Report. https://www.sandvine.com/hubfs/Sandvine_Redesign_2019/Downloads/2020/Phenomena/COVID%20Internet%20Phenomena%20Report%2020200507.pdf.
[12] The Energy Intensity of the Internet: Edge and Core Networks, pp 157- 170 in : ICT Innovations for Sustainability Advances in Intelligent Systems and Computing book series (AISC, volume 310), Springer, DOI: 10.1007/978-3-319-09228-7_9; Daniel Schien, Vlad C. Coroama, Lorenz M. Hilty, Chris Preist
[13] Hilty, L., Aebischer, B. Editors (2015) ICT Innovations for sustainability, Springer Verlag.
[14] Qu’est-ce que le numérique responsable ? Publié le 29/04/2021 https://ecoresponsable.numerique.gouv.fr/publications/guide-pratique-achats-numeriques-responsables/demarche-numerique-responsable/definition/
[15] Les cryptomonnaies, encore très énergivores, en quête d’un avenir plus vert, publié le 13 juin 2021, BBC, https://bbc-edition.com/money/2021/06/13/les-cryptomonnaies-encore-tres-energivores-en-quete-dun-avenir-plus-vert/
[16] Escande, Ph, Le Monde 07.05.2021 https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/05/07/avec-la-revolution-verte-tous-les-prix-sont-a-la-hausse-et-le-pouvoir-d-achat-des-plus-modestes-va-en-patir_6079459_3234.html
[17] GHI édition du 10.06.21)
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